En 2015, nous avons tous été abasourdis par les attentats des 7-9 janvier et du 13 novembre. La liberté elle-même a été ciblée: liberté d’expression, liberté de sortir, liberté de vivre. Une année qui a commencé avec l’attaque contre Charlie-Hebdo s’est terminée sous un état d’urgence et dans une actualité politique marquée par les spectres du djihadisme d’un côté et du frontisme de l’autre. Dans une atmosphère aussi tendue, on pourrait se sentir piégé entre les diables et les chacals.
Face à cette double menace, le recours à l’Histoire est tentant : le rappel d’un temps où, comme l’écrit Ralph Schor1 « les plus haineux des antisémites […] préféraient « mille fois » obéir au Führer plutôt qu’à Blum ». Un tel choix est inadmissible, aujourd’hui comme hier. La haine évoquée par Schor entraînait, pour partie, la danse macabre d’une décennie meurtrière, agitait les ligues, provoquait l’émeute dans les rues de Paris et connaissait son épilogue sanglant et terrifiant dans les camps d’extermination du IIIème Reich et dans le bourg d’Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944. La grande leçon d’Oradour, c’est de servir de rappel perpétuel des crimes engendrés par les fanatismes.
Pourtant, si on doit remémorer, sans relâche, cette leçon, rappeler ces faits historiques, il faut aussi se garder de faire de l’Histoire un roman national, avec mission d’inculquer le patriotisme. L’Histoire est avant tout une discipline, une méthodologie, une étude scientifique des êtres humains dans leur temps : une façon d’aller aux traces pour comprendre le réel. Si ceux et celles qui apprennent l’Histoire ont un sentiment du patriotisme à la fin de leurs études, ce n’est pas quelque chose du négatif ; le patriotisme n’est pas la pire des récupérations de l’Histoire. Mais il ne doit pas être l’enseignement principal de l’Histoire, et le patriotisme ne veut pas dire une obéissance totale à l’État. Il y a des circonstances où, comme disait l’historien américain Howard Zinn, «la dissidence est la plus haute forme du patriotisme ».2
L’expérience nous montre que la solution des maux d’une société ne se trouve pas dans un état d’urgence. Pour preuve, les pleins pouvoirs votés au maréchal Pétain, ou encore l’état d’urgence décrété en pleine guerre d’Algérie, sous couvert d’union nationale. Ce régime d’exception couvrait l’utilisation de la torture par les forces françaises, et les massacres du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962.3 Deux massacres dont un des responsables fut un certain Maurice Papon, condamné par la suite pour sa participation en Gironde, sous l’occupation, à la déportation des juifs. De même, dans les Îles Britanniques, la politique de détention sans procès (internment), entre 1971 et 1975, n’a rien fait pour résoudre la situation catastrophique en Irlande du Nord ; ce conflit appelé The Troubles, qui a duré près de trente ans, a coûté la vie à plus de 3 000 personnes.4 Si la paix est enfin revenue en Irlande du Nord, c’est par un long processus de réconciliation entre les communautés opposées, conclu en 1998 avec le Good Friday Agreement. Ce qui est remarquable, c’est le nombre de fois où la raison d’État devient irraisonnable.
En temps de crise, les nationalistes avancent la thèse d’un « déclin » ou d’une « perte des valeurs ». La perte des valeurs a eu lieu effectivement pendant la Seconde Guerre mondiale : elle s’appelait la « Révolution nationale ». Vichy proférait souvent cette rhétorique du renouveau national en présentant le maréchal Pétain comme le sauveur de la Nation. Le langage vichyste peut encore nous paraître familier, hélas. Le projet constitutionnel du 30 janvier 1944 n’a jamais été promulgué, mais nous semble révélateur de l’idéologie maréchaliste :
Article premier : « La liberté et la dignité de la personne humaine sont des valeurs suprêmes et des biens intangibles. Leur sauvetage exige de l’État l’ordre et la justice et des citoyens la discipline.
La Constitution délimite à cet effet les devoirs et les droits respectifs de la puissance publique et des citoyens en instituant un État dont l’autorité s’appuie sur l’adhésion de la Nation. »5
Cette liberté et cette dignité ont été déniées par cet « État français » à ceux qui avaient le malheur d’être classés « indésirables », comme nous le montre un adhérent de notre association, Guy Perlier6. Tout en parlant de liberté et de dignité, Vichy pratiquait la répression et participait à la déshumanisation. Les fanatismes n’apportent aucune solution ; ils ne désignent que des boucs émissaires. Et c’est là que les innocents souffrent. Ceux qui ont subi l’arrivée des SS à Oradour le 10 juin 1944 et leur passage par Tulle la veille, mais aussi les victimes des odieux attentats de 2015.
Le travail historique en lui-même ne peut pas expliquer le présent, et certainement pas imaginer le futur. Les historien-ne-s ont beaucoup à faire pour « pronostiquer » le passé, sans tenter d’annoncer l’avenir. Mais il faut avoir connaissance du passé pour comprendre le présent et se montrer circonspect, car, derrière la tentation des fruits du nationalisme, des serpents se cachent dans le jardin. Donc, à partir de la connaissance de l’Histoire, à partir des travaux, des analyses et des réflexions qu’elle suscite, on peut arriver à un message de vigilance et de réconciliation, les motivations de notre association. C’est aussi servir des valeurs d’humanité. Les raisons d’être de notre association sont plus que jamais d’actualité.
Oradour-sur-Glane se trouve en Limousin. C’est aussi en Limousin que, dans la clandestinité, au hameau des Fougères, en 1941-1942, Marc Bloch a rédigé son ouvrage classique, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien. 7Marc Bloch utilisait le mot « apologie » dans son sens original, du grec ancien apologia : une défense pour l’action. En 2016 encore, soyons historiens et condamnons sans relâche ceux qui veulent remettre en cause la liberté, la démocratie, les droits communs de l’humanité, et bien sûr, l’Histoire. Redoublons d’efforts. Soyons citoyens. Soyons humains. Et choisissons l’Histoire.
1 Ralph Schor, L’antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres: prélude à Vichy, Bruxelles, Complexe, 2005, p.158.
2 Citation originale : “While some people think that dissent is unpatriotic, I would argue that dissent is the highest form of patriotism”. TomPaine.com, 3 juillet 2002.
3 Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Paris, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2001 ; Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991 ; Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre, Paris, Gallimard, coll. « Folio-histoire », 2006.
4 http://www.bbc.co.uk/history/troubles (consulté le 03/01/2016).
5 Projet de constitution pour l’État français, rédigé en application de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, signé à Vichy par le maréchal Pétain, le 30 janvier 1944 (jamais promulgué).
6 Guy Perlier, Indésirables, Brive-la-Gaillarde, Les Monédières, 2010 et La main de Pétain, Brive-la-Gaillarde, Les Monédières, 2014.
7 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand-Colin, 1949.