La Justice n’est pas juste pour Oradour
Mason Norton
Edge Hill University, Royaume-Uni
“Il arrive un moment où un homme doit refuser d’obéir à son chef s’il veut aussi obéir à sa propre conscience” Ce sont des mots prononcés par Hartley Shawcross, le procureur britannique lors du procès du Nuremberg en octobre 1945. Avec ces mots, on pouvait établir la culpabilité des chefs nazis pour leurs crimes horribles pendant la Shoah. Ces mots sont aussi, plus ou moins, une référence, fondement pour le droit international après 1945. Ils ont été utilisés comme défense par certains britanniques qui refusaient de participer à la guerre en Irak en 2003, ou par les soldats russes qui refusaient de tirer sur le parlement à Moscou pendant le putsch militaire (raté) en 1991.
En effet, il me semble que ces mots sont acceptés partout dans le monde. Or, le jugement prononcé à Colmar le 14 septembre dernier par la Cour d’Appel, en condamnant Robert Hébras à un euro, plus 10.000 euros de frais, pour diffamation, montre qu’on peut commettre même les crimes les plus destructeurs mais fuir la responsabilité, car on n’a fait que suivre les ordres.
Ce jugement est triplement injuste. Premièrement, c’est une injustice linguistique. Robert Hébras a écrit, tout simplement, “soi-disant, incorporés de force”. Comme un simple témoin du drame, il ne savait rien sur la situation des alsaciens pendant la guerre. Et aussi, il ne constate pas qu’ils étaient des collaborateurs; tout ce qu’il fait, c’est douter du caractère forcé de l’incorporation de certains alsaciens à Oradour. Pour l’historien, qui doit douter de la véracité des sources et de l’histoire à moins qu’ils soient absolument irréprochables, douter, c’est être. Si douter est devenu un délit en France aujourd’hui, nous, les historiens, serions tous condamnés. Donc, Robert Hébras est coupable du doute, mais pas de diffamation.
Deuxième injustice, c’est une injustice historique. Dire que tous les soldats alsaciens étaient incorporés de force est une généralisation absurde et inexacte. Certains, oui, même la plupart des soldats d’Alsace étaient conscrits, incorporés par une force à laquelle il était difficile de résister, mais pas tous. C’est comme si ces juges-ci pensaient que leurs robes leur donnaient le droit de réécrire l’histoire. Mais, messieurs les juges, vous n’avez pas le monopole de l’histoire. Ça, c’est quelque chose que même les historiens n’ont pas, car l’histoire, elle appartient à tout le monde. Le jugement rendu par les juges lui reprochait aussi ses propos qui « nuisaient à la réconciliation entre les régions d’Alsace et du Limousin. » Mais Robert Hébras a été décoré par les gouvernements d’Allemagne et d’Autriche pour ses efforts pour la réconciliation entre la France et les peuples germaniques. Les Allemands lui ont décerné leur plus haute distinction civile en reconnaissance de ses efforts et de son action le 20 septembre 2012, soit six jours après ce jugement! Il existe aussi le fait que Robert Hébras est le témoin le plus connu du drame d’Oradour, et que ce jugement implique qu’il n’est pas honnête. Ça, c’est la vraie diffamation.
Qui m’amène vers la troisième injustice. C’est une injustice pour l’humanité. Le massacre d’ Oradour se situe parmi les plus importants massacres de civils commis, en un jour et en un lieu, en France. Il faut que ce ne soit jamais oublié. Hélas, il existe ceux qui veulent nier son existence, comme il y a aussi ceux qui nient la Shoah- c’est-à-dire les négationnistes. Jusqu’ici, ces négationnistes ont été condamnés par la justice à chaque reprise. Mais- et ici, c’est le plus grand danger- je crains que si ce jugement est laissé en l’état, il peut servir de précédent judiciaire inquiétant. À l’étranger, il y avait- et il y a- des procès encore contre ceux qui sont accusés de crimes contre l’humanité dans l’ex-Yougoslavie, mais aussi au Rwanda. Ils sont poursuivis, et j’espère, pour ceux qui ont échappé à la justice pour l’instant, qu’ils seront poursuivis aussi dans l’avenir. Si le jugement de Colmar du 14 septembre était confirmé, il pourrait permettre à ces accusés une défense légitime pour leurs crimes. Et ce serait, alors une honte incroyable pour l’humanité entière. En outre, cela pourrait être utilisé comme une justification pour les négationnistes, et tous ceux qui veulent banaliser Oradour et la Shoah afin qu’ils puissent effacer ces drames de notre histoire. Le risque entrainé par le jugement de Colmar fournira un espoir inattendu dans la tête de ces gens-là, qui vont penser qu’ils peuvent poursuivre leurs rêves malades, qui sont insupportable pour la plupart des êtres humains, et effrayants pour l’avenir de notre monde.
Donc, le jugement prononcé contre Robert Hébras le 14 septembre est injuste pour toutes ces raisons linguistiques, historiques, et humaines, et donc doit être corrigé par la justice. Le jugement de Colmar est dangereux pour le passé- car il supprime les voix des 642 victimes du drame du 10 juin 1944, ainsi que la voix de Robert Hébras. Il est dangereux pour le présent- car il menace l’antiracisme, car le racisme est vif comme toujours, mais aussi la liberté des historiens et des acteurs historiques pour témoigner, pour analyser, pour montrer la vérité au grand public, même si cette vérité est parfois épineuse. Et il est dangereux pour l’avenir, car cela donne une justification à des théories injustifiables: la haine des autres peuples, le génocide, les crimes contre l’humanité, le fascisme, et la tyrannie sous toutes ses formes partout dans le monde.
Il faut, donc, se battre pour le passé, pour la mémoire, pour le présent, pour le témoignage, pour les morts et pour les vivants et pour l’avenir. Il faut obéir, comme disait Shawcross, à nos consciences. Il faut que Robert Hébras soit acquitté.