Le 9 avril dernier, le village martyr d’Oradour-sur-Glane a accueilli une grande militante des droits de l’homme : Nora Cortiñas. Une Mère Courage. L’une de ces femmes qui, en Argentine, au milieu des années 70, ont fait face à une sanglante dictature civico-militaire et ont défié un Etat de terreur. L’une de ces femmes dont les enfants, de jeunes adultes rêvant d’un monde meilleur, ont été enlevés clandestinement par les militaires au pouvoir et ont disparu. À partir de 1977, ces mères désespérées réclament publiquement justice et vérité sur la place la plus symbolique de Buenos Aires, formant le mouvement de résistance pacifique des Mères de la Place de Mai.
La dictature argentine a enlevé à Nora Cortiñas son fils de 24 ans, Gustavo, un jeune militant qui luttait, comme de nombreux jeunes de sa génération, contre le modèle néo-libéral et capitaliste. Qui luttait pour un monde plus juste et plus égalitaire. Gustavo est enlevé par les militaires le 15 avril 1977, alors qu’il se rend à son travail : Nora ne le reverra plus jamais. 38 ans après sa disparition, elle poursuit inlassablement son combat pour que vérité et justice soient faites en Argentine, pour son fils et les 30000 personnes disparues
À l’instar des criminels nazis, les militaires argentins, dans une logique de terrorisme d’État, avaient résolu d’appliquer une méthodologie de répression massive et clandestine, contre tous les citoyens qui défendaient ou semblaient défendre des idées et des valeurs opposées au modèle «chrétien et occidental ». Ces derniers « disparaissaient ». Un plan macabre qui signifiait, le plus souvent, que les victimes des militaires seraient emmenées dans des centres de détention, qu’elles y subiraient d’effroyables tortures, puis que leurs corps seraient jetés dans les eaux du Río de La Plata, depuis un avion en plein vol.
De passage à Limoges pour y témoigner et raconter ses multiples combats pour les droits de l’homme, Nora Cortiñas a tenu à rencontrer Robert Hébras, lorsqu’elle a pris connaissance de la tragédie d’Oradour
Robert entame la visite du village martyr. Il raconte comment des Waffen SS, ce 10 juin 1944, ont rassemblé puis séparé tout le village en différents groupes : les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Robert se souvient très clairement de l’attitude peu agressive des bourreaux d’Oradour ; peu nombreux, très organisés, et surtout très calmes : leurs victimes ne se doutaient de rien. « Où avez-vous caché les armes ? », répétaient les soldats aux habitants du village. Une terrible phrase, qui n’est pas sans rappeler la dictature argentine de 1976-1983 : les militaires au pouvoir avaient eux aussi cette obsession pour « les armes ». Ils étaient faussement persuadés que ceux qu’ils arrêtaient, torturaient puis faisaient disparaître possédaient de lourds armements. Dans l’esprit de la «’Mère Courage » Nora Cortiñas, le récit de Robert produit donc un écho très puissant.
« Les soldats ont séparé les hommes en quatre groupes. Les femmes et les enfants sont partis en premier, mais nous ne savions pas où on les emmenait », raconte Robert, avant de poursuivre la visite le long de la rue principale du village martyr.
Nora se recueille sur les maisons et les boutiques dont il ne reste plus qu’un souvenir : « chez Léontine », « chez Maire ». « Pour moi, à chaque maison, il y a un visage », dit Robert. Il montre ensuite à Nora, avec un sourire sincère et teinté d’émotion, les endroits qui lui étaient familiers. La maison où il est né. La maison où il vivait. L’école de sa petite sœur de neuf ans, qu’il a embrassée peu de temps avant le massacre, sans se douter un seul instant qu’il ne la reverrait plus jamais.
Tout au long de la visite, Robert répondra aux questions de Nora. Bouleversée par son récit et par le caractère planifié du massacre, la »Mère Courage » lui demande soudain : « ¿ Cómo te salvaste vos ? » « Et toi, comment tu t’en es sorti ? ». « Je t’expliquerai quand on y sera, parce qu’on va y aller », répond Robert avec une expression presque malicieuse et en posant sa main sur le bras de Nora. À presque 90 ans, et malgré ce que la vie lui a infligé, le survivant d’Oradour n’a jamais perdu son tempérament jovial : il a l’incroyable force d’affronter un passé douloureux avec son sourire de toujours.
Robert montre l’endroit où deux groupes d’hommes ont été emmenés, puis tués. Puis vient le moment de la visite de l’église, paradigme de l’horreur d’Oradour.
Le visage de Nora, qui visite ce lieu pour la toute première fois, s’assombrit lorsque Robert lui raconte le sort réservé aux femmes et aux enfants. Et lorsqu’il précise l’âge des victimes : « le plus jeune bébé avait une semaine, la plus âgée des femmes avait 90 ans ». Le silence de Nora est éloquent ; son expression grave et empreinte de douleur. Puis, son regard plongé dans celui de Robert, elle murmure d’une voix douce et ferme à la fois : « Por eso no hay perdón. Ni perdón, ni reconciliación ». Il n’y a pas de pardon pour ces actes. Ni pardon, ni réconciliation.
En sortant de l’église, Robert prend affectueusement le bras de Nora. La « ‘Mère Courage » noue autour de sa tête son foulard blanc, symbole de sa lutte et de celle des mères de la Place de Mai. Un doux soleil de printemps illumine ces deux mémoires qui marchent côte à côte, avec une grande dignité.
Sur les lieux du massacre du groupe masculin dont il faisait partie, Robert raconte comment il a survécu : « Quand ils entendent une explosion, les soldats pointent leurs armes sur nous et c’est la fusillade. Nous tombons les uns par dessus les autres. Ensuite, un soldat passe pour donner le coup de grâce à ceux qui sont encore en vie. Et moi, je suis protégé par les corps de mes camarades. Ensuite, ils ont mis le feu. Et là, j’ai pensé : « je vais mourir, mais je ne veux pas mourir brûlé ».». Et Robert retrace avec Nora le chemin par lequel il a progressivement réussi à s’enfuir du village.
La visite du village se termine par un moment d’intense émotion. Robert et Nora échangent des gestes d’affection, une chaleureuse accolade, quelques mots : « Hay que seguir ». « Ni perdón, ni olvido ». « Nunca más ». Il faut continuer. Ni pardon, ni oubli. Plus jamais. Ils se sourient. Comme un frère et une sœur. Qui, sans parler la même langue, partagent d’une certaine façon la même histoire et se comprennent par les regards qu’ils échangent.
Robert Hébras et Nora Cortiñas. Deux époques, deux pays, deux continents. Deux destinées brisées par des totalitarismes.
Mais une même dignité dans leur combat pour la mémoire, la vérité et la justice. Une même force de caractère. Un même optimisme, malgré tout.
Le sourire lumineux de ceux dont la barbarie n’a pas eu raison.
Le sourire lumineux de ceux qui ont su transformer la douleur et l’horreur en mémoire vivante.
Le sourire lumineux de ceux qui nous inspirent et nous poussent à lutter pour un monde meilleur.
Amandine CERUTTI professeur d’espagnol, doctorante.
Réseau ALEC (Amérique Latine Europe Caraïbes)
Laboratoire FRED (Francophonie Éducation Diversité)