AG_24-11-2013016Le juge et l’historien

L’arrêt de la Cour d’Appel de Colmar en date du 14 septembre 2012 condamnant Robert Hébras, l’un des deux derniers survivants du massacre d’Oradour-sur-Glane, au motif d’avoir dans un ouvrage « douté de l’incorporation de force érigée en vérité historique et judiciaire bien établie » des Alsaciens présents dans le village limousin ce 10 juin 1944 sous l’uniforme de la Waffen-SS interpelle l’historien, et plus largement le citoyen, sur le rapport que la Justice entretient avec l’Histoire et sur la confusion qui règne aujourd’hui en France entre Histoire et Mémoire.

Les magistrats, en donnant raison aux Associations des Evadés et Incorporés de Force (ADEIF) du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, ont tranché dans un débat qui est essentiellement mémoriel et ont, pour ce faire, dû s’appuyer sur une « vérité historique ». Par là même, ils ont condamné un homme, Robert Hébras, rescapé du drame, mais aussi témoin du procès de Bordeaux. Celui-ci s’était conclu en février 1953 par la condamnation de vingt-et-un soldats de la division Das Reich, dont quatorze Alsaciens. Robert Hébras avait, dans un ouvrage publié en 1992, Oradour-sur-Glane le drame heure par heure, exprimé un doute quant à la réalité du caractère forcé de l’enrôlement dans la Waffen-SS des Alsaciens qui étaient présents ce 10 juin 1944 à Oradour. Se faisant, il pouvait légitimement s’appuyer sur les débats du procès de Bordeaux durant lesquels un sergent originaire d’Alsace avait effectivement reconnu son engagement volontaire, alors que ses co-inculpés s’enfermaient dans un silence ambigu.

La Cour de Colmar, pour rendre son verdict, s’est référée à une réalité historique indiscutable : l’enrôlement forcé de dizaines de milliers d’Alsaciens et de Mosellans sous l’uniforme allemand durant la Seconde Guerre mondiale en raison de l’annexion de fait – et non de droit – de l’Alsace-Moselle au IIIe Reich, en dépit de la convention d’armistice du 22 juin 1940. Ce fait est une réalité historique d’ordre sociologique. Il signifie que l’immense majorité des Alsaciens sous l’uniforme allemand étaient des « malgré-nous ». Il n’induit pas que tous les Alsaciens aient été des incorporés de force. Il y eut aussi des Alsaciens qui ont fait le choix d’une collaboration militaire avec les nazis, comme d’autres Français par ailleurs, et le procès de Bordeaux l’a démontré.

C’est méconnaître la spécificité du travail de l’historien que de considérer que l’existence d’un fait sociologiquement fondé, c’est-à-dire concernant un groupe social donné, puisse interdire d’émettre un doute sur la généralisation systématique de ce fait à tous les membres du groupe étudié. C’est confondre le fait social et la destinée individuelle. C’est ignorer qu’il n’y a pas de vérité générale en histoire lorsque l’on travaille sur des groupes humains. Tout comme il ne viendrait pas à l’idée d’un historien d’affirmer que tous les Vendéens étaient des contre-révolutionnaires en 1793 ou que tous les officiers français étaient antidreyfusards en 1898 (car dans les deux cas il y eut bien des exceptions), on ne peut affirmer que tous les Alsaciens sous uniforme allemand étaient des « malgré-nous ». Or c’est ce que fait la Cour d’Appel de Colmar.

Elle prend dès lors parti dans un débat mémoriel. Car si l’histoire ne peut, sauf à se renier, procéder par généralisation et occultation des choix individuels, la mémoire collective, elle – et c’est normal – construit un discours simplificateur, recompose un passé commun, dans lequel chacun peut se reconnaître. Mais elle n’établit pas une vérité d’ordre historique. Une règle prévaut dans le droit français : la responsabilité individuelle. En s’appuyant sur une vérité mémorielle collective et non sur réalité de la biographie de chacun des participants au massacre d’Oradour, la justice d’aujourd’hui a semble-t-il oublié ce principe. En faisant d’une décision politique – l’amnistie votée en février 1953 – une vérité historique, elle a faussé le débat.

L’historien peut être appelé à la barre au titre d’expert, afin notamment de recontextualiser les faits, d’apporter des éclaircissements quant aux circonstances. L’historien apporte aussi son expertise quant à la réalité de faits historiques lors de procès pour diffamation ou négationnisme. Or, dans cette affaire, Robert Hébras n’a pratiqué ni l’une ni l’autre. Il n’a pas affirmé que les Alsaciens présents à Oradour étaient des engagés volontaires et il n’a pas nié le caractère forcé de l’enrôlement de la plupart des Alsaciens. Il n’a fait qu’exprimer un doute, au regard de son propre vécu. Eu égard à la souffrance de cet homme qui a perdu le 10 juin 1944 sa mère et ses deux sœurs, qui a vu les condamnés alsaciens du procès de Bordeaux être amnistiés par cette loi du 20 février 1953, cela est humainement compréhensible. Mais il y a plus encore. S’étant rendu compte combien la formulation de ses doutes avait blessé la mémoire alsacienne, Robert Hébras avait par la suite accepté de modifier son texte. En 2004, son ouvrage était de nouveau publié sans que soit mis en doute le caractère forcé de l’incorporation des Alsaciens présents à Oradour. Et ce n’est qu’en raison d’une erreur matérielle que son ouvrage a été réédité en 2008 dans sa version première.

Il se trouve aujourd’hui condamné pour cela. Au-delà de la douleur infligée à un homme qui est lui-même le porteur d’une mémoire tragique, la sentence de Colmar pose la question de l’immixtion de la justice dans des conflits mémoriaux. En prenant parti pour une mémoire régionale, celle de l’Alsace, contre une autre, celle du Limousin, les magistrats se sont, sans doute en toute bonne foi, rendus complices d’une instrumentalisation de la loi au service d’un enjeu mémoriel. C’est au politique de produire un discours permettant de réconcilier des mémoires conflictuelles voire antagonistes. C’est au politique de veiller à la cohésion nationale au travers d’un discours historique où chacun puisse trouver sa place, sans occultation des zones noires et sans généralisation réductrice. Ce n’est pas à la justice de trancher dans une affaire où chacun des porteurs de mémoire a sa propre part de vérité.

Philippe GRANDCOING, docteur en Histoire contemporaine
Professeur d’histoire en classes préparatoires aux grandes écoles
Secrétaire-adjoint de l’association « Justice pour Robert Hébras »