Benoît Sadry, président de l’Association Nationale des Familles des Martyrs et adhérent d’OHVR depuis 2012, nous autorise à publier le texte de son allocution lors de la cérémonie du 17 Février 2023 en Hommage à Robert Hébras.
Monsieur le Ministre,
Madame la Secrétaire d’État,
Votre Excellence Monsieur l’Ambassadeur de la République Fédérale d’Allemagne,
Madame la Consule d’Allemagne,
Monsieur le Président Hollande,
Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur,
Madame la Vice-Présidente du Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine,
Monsieur le Président du Conseil Départemental,
Monsieur le Maire d’Oradour-Sur-Glane,
Mesdames et Messieurs les Élus,
Mesdames, Messieurs,
Tous ceux qui ont connu Robert Hébras conserveront de lui cette image de passeur de mémoire, celle d’un européen épris de liberté et de fraternité, celle d’un homme de paix et de réconciliation entre les peuples.
Pour nous, Robert, était avant tout l’incarnation de la gentillesse et de la simplicité, un homme au regard pétillant et au sourire malicieux, un homme rempli d’humilité.
Jamais il ne s’est considéré comme un héros, tout au plus s’est-il résolu – avec le temps – à accepter la qualité de témoin de l’histoire, car, pour lui, le témoin sacré de la tragédie qui s’est déroulée ici, était Marguerite Rouffanche, l’unique femme à avoir échappé à l’enfer de l’église, l’ultime voix des 450 femmes et enfants d’Oradour.
S’il a reçu des hommages pour son œuvre de mémoire – auprès de la jeunesse notamment -il a toujours prétendu et affirmé qu’il les recevait pour les victimes et qu’il les leur dédiait.
L’humilité de Robert me revient à l’esprit quand je me remémore cette journée du 25 janvier 2022, et plus particulièrement le moment immédiat après que le Président de la République ait quitté Oradour.
Robert venait de recevoir la cravate de Commandeur de l’Ordre National du Mérite. Voici ses mots :
« Tu te rends compte, le Président de la République est venu juste pour moi, j’ai peine à y croire ».
En effet, quand j’y repense, je mesure l’importance que cela pouvait revêtir pour un homme de sa génération. Lui qui était né ici, le 29 juin 1925, à une époque où les moyens de communication n’étaient pas ceux que l’on connaît aujourd’hui, à une époque où un jeune limousin avait peu de chance de rencontrer en personne le Président de la République au cours de son existence.
Comment aurait-il pu imaginer quand il était encore enfant, quand il jouait aux billes sur les bords des trottoirs des rues que nous venons de parcourir, avec ses copains André Désourteaux et Henri Bouchoule, qu’un jour le Président de la République ferait spécialement ce déplacement pour lui ?
En fait, ce qu’il avait du mal à réaliser c’est la raison d’un tel honneur. Pour lui, témoigner auprès des visiteurs, anonymes ou officiels, allait de soi, il n’y avait pas d’honneur particulier à en attendre ; ce n’était même pas un devoir, c’était tout simplement une évidence.
Comment aurait-il pu imaginer, le 10 juin 1944 aux alentours de 13h30, alors qu’il discutait encore tranquillement sur le pas de sa porte avec son copain Mimi, que quelques heures plus tard il serait pour le reste de sa vie la mémoire vivante des 643 habitants du village de son enfance massacrés par les balles de l’ennemi ?
Comment aurait-il pu penser, après cette tragique journée, confronté à la souffrance incommensurable de la perte de sa mère, Marie, et de ses deux sœurs, Denise et Georgette, lui, le modeste apprenti mécanicien de 19 ans, empli de haine et de soif de vengeance envers le boche assassin, que quelques décennies plus tard il serait l’une des voix les plus sincères pour défendre et soutenir l’amitié franco-allemande ?
Robert Hébras n’a pourtant pas été immédiatement le témoin que nous avons connu. Il lui a fallu du temps et de l’abnégation pour apprendre à dépasser ses souffrances et à surmonter son deuil.
Pour sortir de son silence, il a dû accepter également l’idée qu’il n’y aurait pas de justice pour les martyrs d’Oradour.
En effet, Robert nous quitte en ce mois de février 2023, mois au cours duquel, il y a précisément 70 ans se terminait devant la justice militaire, à Bordeaux, le procès dit d’Oradour.
Un procès qui a divisé notre pays pendant plusieurs semaines puisque – comble du malheur pour la France de l’après-guerre – 13 des 21 accusés étaient des Alsaciens. Du 12 janvier au 13 février 1953, deux mémoires s’y sont confrontées, deux crimes de guerre subis par des Français s’y sont opposés – le massacre d’Oradour-sur-Glane d’un côté et, de l’autre, le drame de l’incorporation de force vécu par l’Alsace.
N’ayant pu se porter partie civile, Robert est convoqué le 22 janvier 1953 pour faire une déposition devant les juges militaires. Le président lui demande d’aller à l’essentiel et de raconter brièvement ce dont il a été le témoin, mais Robert attendait tout autre chose. Il aurait souhaité qu’on prenne le temps de l’écouter, qu’on entende ses souffrances ; que les accusés répondent à ses questions, la réponse à certaines d’entre elles aurait peut-être pu mettre un terme à quelques-uns de ses pires cauchemars.
Mais il n’en eut pas le droit.
Pire encore, il doit prendre acte et se résoudre à concéder, en plein procès, que le législateur modifie rétroactivement la loi, il lui faut accepter ensuite un verdict jugé trop clément à Oradour, et, enfin – alors que l’encre du jugement n’est pas encore totalement sèche – que le Parlement français vote une loi d’amnistie au nom de l’unité nationale. A cette époque, pour les survivants comme Robert, pour les familles, cette loi est considérée comme une trahison de l’État. Pour eux, en plus d’être le plus grand massacre de civils en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, Oradour sera désormais le symbole du crime impuni.
Malgré tout, les blessures vont cicatriser à mesure que le temps passe. En 1983, alors qu’il est récemment devenu président de l’Association Nationale des Familles des Martyrs d’Oradour, il est appelé, avec quelques autres survivants, à témoigner au procès d’un sous-lieutenant dont la participation au massacre est avérée, et qu’un tribunal de Berlin-Est s’est enfin décidé à juger.
Là encore, Robert en revient déçu. L’ancien S.S. n’a pas répondu à ses questions. Ce dernier, en apprenant qu’il y avait des survivants, a même estimé que son travail à l’époque avait été mal fait.
Malgré les déceptions, ce moment marque pourtant un tournant décisif dans la vie de Robert Hébras.
Au cours du procès, des journalistes allemands vont reprendre son témoignage dans la presse et, quelques mois plus tard, il est invité par l’ex-Chancelier Willy Brandt à prendre la parole à la Conférence Internationale sur la Paix. C’est là qu’il va commencer à tisser des liens indéfectibles d’amitié avec un allemand et que sa perception de l’Allemagne et des allemands va radicalement changer.
Cher Fritz Körber, merci d’avoir fait le déplacement pour saluer aujourd’hui la mémoire de votre ami. Il y a dans la vie des rencontres qui changent les destinées. Votre rencontre avec Robert, il y a bientôt 40 ans, a bouleversé sa vie. Votre présence aujourd’hui, en ce moment si particulier, donne tout son sens à l’amitié franco-allemande si chère à Robert.
C’est en effet à ce moment-là que Robert prend conscience que les cendres d’Oradour, comme celles des martyrs des camps de concentration, des victimes des bombardements ou des résistants suppliciés jusqu’à l’ultime agonie, sont en fait le véritable ciment de l’Union Européenne.
En plus d’expliquer la tragédie et de transmettre le souvenir des victimes, il comprend qu’il faudra dorénavant montrer et expliquer aux nouvelles générations que des hommes courageux et visionnaires ont signé, dès 1957, le premier Traité d’Union Européenne, pour éviter que de nouveaux Oradours se reproduisent.
Dès ce moment, Robert va se consacrer à bâtir des ponts entre les hommes en apportant son soutien à tous les projets aptes à développer ce nouvel idéal européen fondé sur la liberté, la dignité de l’Homme, la justice et la solidarité. Il reprend ainsi à son compte, un souhait magnifiquement formulé par Roman Kent, un survivant du camp d’Auschwitz-Birkenau, qui disait : « Nous ne voulons pas, non, nous ne voulons pas que notre passé soit l’avenir de nos enfants ! »
Dans le même temps, Robert voit le village martyr se dégrader au fil des saisons, et sensibilise toutes les personnalités politiques qui vont venir en visite, sur le fait que c’est en veillant à l’entretien des pierres dans leur totalité, que la jeunesse européenne de demain pourra comprendre ce que fut ce massacre de masse en plein cœur de la France.
Évidemment, l’ouverture d’esprit de Robert vis-à-vis de l’Allemagne a pu être difficile à accepter par certains de ses amis ici qui avaient souffert, comme lui, dans leur chair comme dans leur cœur, de cette tragédie.
Robert avait un temps d’avance, c’était un visionnaire et un analyste avisé. L’avenir lui a donné raison. Au final, tous ont fini par se rallier à lui pour défendre cet idéal européen – humaniste et démocratique – consistant à nouer des coopérations entre les peuples afin d’éviter d’avoir à revivre les souffrances du passé. Tous ont compris que cette philosophie était véritablement le meilleur hommage qui puisse être rendu à ceux qui étaient tombés en martyrs ce 10 juin 1944.
C’est vraiment dans cet esprit, avec votre concours et en votre présence Monsieur le Président Hollande, que Robert accompagne, le 4 septembre 2013, à travers les ruines d’Oradour, le Président de la République Fédérale d’Allemagne, Joachim Gauck, venu officiellement reconnaître le crime de guerre perpétré ici par « une unité sous commandement allemand ».
Pour lui qui avait su depuis longtemps tisser des liens avec le peuple allemand, cette visite rend possible désormais, pour les familles des victimes et les autres survivants du massacre, un nouveau chemin vers l’avenir, « un avenir commun, un avenir pacifique, dans le partenariat entre la France et l’Allemagne ».
Après cette journée qui aurait pu être l’aboutissement de son engagement au service de la mémoire, Robert va continuer de soutenir plusieurs projets franco-allemands, ici-même ou en se déplaçant encore à plusieurs reprises sur le sol allemand.
Je pense avoir eu la chance de partager avec lui, le 3 août dernier, l’ultime étape de son chemin vers la réconciliation, celui où, victimes et auteurs de la tragédie, pleurent ensemble les morts.
Ce jour-là, grâce à notre amie, l’historienne allemande Andrea Erkenbrecher, il va rencontrer la petite-fille de l’un des deux soldats qui, le 10 juin 1944, avaient tiré sur le groupe d’hommes de la grange Laudy et dont les balles l’avaient touché personnellement. Les premières minutes de cette rencontre n’ont été faciles ni pour elle, ni pour lui, tellement la dimension émotionnelle et symbolique de ce rendez-vous avait de sens pour l’un et l’autre.
En s’écoutant mutuellement, chacun a pu prendre conscience qu’aucun n’était ressorti indemne de cet évènement, ni la victime, ni celui qui était de l’autre côté du fusil. La jeune femme a ainsi expliqué que son grand-père n’avait que 17 ans à l’époque et qu’il avait été intégré à la Division S.S. Das Reich qu’en mars 1944, Oradour était en quelque sorte son « baptême du feu ».
Après le procès de Bordeaux en 1953, prenant conscience que sa participation dans ce massacre hanterait toute sa vie, il s’est livré à la justice de son pays. A l’époque, il a raconté toute son implication dans la tragédie, sans chercher aucunement à se disculper. Ses dépositions retrouvées ont montré qu’il avait avoué avoir d’abord tiré sur un groupe d’hommes (celui dans lequel se trouvait Robert) puis, plus tard dans l’après-midi, avoir participé activement à l’exécution des femmes et des enfants dans l’église. Malgré les dépositions, qu’il fera par deux fois en 1953 puis en 1956, les magistrats instructeurs ont manifesté peu d’intérêt pour son affaire, et l’ont classée sans suite. Au final, il portera toute sa vie et d’une certaine manière dans la souffrance, avec le poids de la solitude et du silence, le fait d’avoir du sang sur les mains.
La rencontre avec sa petite-fille, que tous pensaient brève, va durer finalement près de trois heures. L’échange sera passionnant et empreint d’humanité.
Au moment de partir, elle s’est approchée de Robert pour le saluer et instinctivement il l’a prise dans ses bras. Alors qu’il s’apprête à lui dire au revoir, il lui confie : « Vous savez il y a eu dans ma vie des jours importants, mais aujourd’hui c’est comme si c’était votre grand-père qui était venu me voir. La boucle est bouclée. Merci ».
Ces paroles étaient bouleversantes, elles résonnaient comme la satisfaction de quelque chose d’attendu depuis longtemps et d’enfin réalisé, la preuve attendue et tant espérée d’une repentance sincère de l’un des bourreaux.
Pour la jeune femme, cette rencontre lui aura permis de finaliser la démarche engagée par son grand-père consistant à reconnaître son implication dans la tragédie.
Samedi dernier, dès qu’elle a appris la nouvelle de la disparition de Robert, elle a été l’une des premières à m’adresser un message. Je vais vous en donner lecture car il résume à lui seul l’homme qu’était Robert et dont nous devons nous souvenir :
« Même si je n’ai eu l’honneur de le rencontrer qu’une seule fois, j’ai l’impression d’avoir perdu quelqu’un avec qui mon histoire est profondément liée.
Je me souviens avoir eu peur quand nous nous sommes rencontrés. Peur d’être jugée pour quelque chose que je n’avais pas fait. Mais l’une des premières phrases qu’il m’a adressées a été : « ce n’est pas votre faute ».
Quel grand personnage il était ! Surtout dans le contexte de ce qu’il a vécu à travers mon grand-père. J’aurais pu m’attendre à ce qu’il soit simplement poli, je ne m’attendais franchement pas à ces paroles au début de notre entretien. Pour moi, il est, et, était la paix en personne. Il m’a enseigné le pardon.
Je dis au revoir à un grand homme et je suis remplie d’espoir à l’idée qu’il parte en paix ».
Artisan de paix, acteur de la réconciliation avec l’Allemagne, ardent défenseur de l’Europe, le jeune enfant né à Oradour en 1925 est, et doit rester inexorablement, un exemple à suivre, une mémoire à faire vivre, un travail à poursuivre.
Dans nos sociétés où la violence semble gagner chaque jour un peu plus, où le développement de l’individualisme favorise la montée de la xénophobie et du racisme ; dans ce monde qui nous offre à nouveau – aux portes de l’Europe – le spectacle de combats que nous croyions ceux d’un autre temps, d’images de ruines fumantes et de rues jonchées de cadavres qui nous ramènent avec brutalité à ce à quoi ressemblait Oradour au lendemain du massacre en 1944 ; Robert Hébras nous laisse en héritage le devoir qu’il avait fait sien, celui de promouvoir – mais aussi d’en être les gardiens – des valeurs humanistes, démocratiques et de solidarité de ceux qui ont imaginé l’Europe d’après-guerre et dont nous bénéficions aujourd’hui encore.
Il s’agit là de notre devoir envers ceux qui sont tombés, il y a bientôt 80 ans, de notre devoir aujourd’hui envers Robert, car, comme l’a si bien écrit notre ami le Président de la Fondation du Camp des Milles, Alain Chouraqui : « nous, nous savons maintenant que les nations les plus « civilisées » peuvent aussi produire des monstres et des monstruosités. Nous savons jusqu’où et surtout comment la barbarie humaine peut tout emporter, jusqu’à l’humanité même de l’homme ».
A nous d’être vigilants !
Le devoir de mémoire qui animait Robert – et qui nous rassemble une dernière fois autour de lui aujourd’hui – doit permettre à nos compatriotes de saisir les signes du passé dans notre présent, afin de pouvoir construire ensemble l’avenir pour lesquels certains – en d’autres temps – n’ont pas hésité à sacrifier leur vie.
Robert, nous avons eu la chance d’avoir avec toi ce contact unique, irremplaçable, de celui qui pouvait dire « j’y étais, j’ai vu ».
Nous devons mesurer la chance, le privilège que nous avons eu de vivre aux côtés d’un tel témoin de notre Histoire.
Robert, pour éviter la négation de l’homme qu’engendre les dictatures et d’autres déchainements de violences tels que ceux que tu avais vécu ici, tu avais un rêve… un rêve de fraternité universelle… il nous appartient aujourd’hui de le faire vivre.
Tu nous as tracé un chemin, nous suivrons cette route pour que jamais l’histoire d’Oradour ne s’éteigne. Nous serons les garants de ta mémoire, de ton histoire et de l’Histoire d’Oradour.
Nous ferons nôtre le « Oradour – souviens toi » qui était tien….
Je terminerai en reprenant les termes de Victor Hugo « Et de l’Union des Libertés dans la fraternité des peuples, naîtra la sympathie des âmes, germe de cet immense avenir où commencera par le genre humain la vie universelle et qu’on appellera la Paix de l’Europe ».
Benoît SADRY